Petrocaribe: la question qui dépasse Gilbert Mirambeau
«La question trottait dans ma tête toute la nuit. Je n’arrivais pas à dormir jusqu’aux petites heures du matin et je me suis dit qu’il faut que je fasse une photo avec ça.», se souvient Gilbert Mirambeau, par qui, tout ce mouvement citoyen est né.
Le Montréalais d’origine haïtienne, cinéaste de profession, décide alors de mettre en scène sa question en prenant cette photo, devenue virale, avec les yeux bandés et un écriteau à la main : Kote kob petrocaribe a? (Où est passé l’argent de Petrocaribe?).
«Les yeux bandés sont un symbole de l’impartialité avec la déesse de la justice… de la loi etc…», explique-t-il.
On est le 14 août 2018.
Cette datte rappelle justement la cérémonie du Bois-Caïman, cette réunion d’esclaves marrons la nuit du 14 août 1791, considérée en Haïti comme l’acte fondateur de la révolution et de la guerre d’indépendance, en 1804.
La photo du cinéaste, prise le 14 août dernier, est devenue virale en un rien de temps et le dépasse plus de 15 jours plus tard. Gilbert Mirambeau s’en allait au travail lorsque son téléphone a explosé de messages et qu’une fièvre de réactions a envahi son inbox.
«Je ne m’attendais à rien, dit-il, je continuais ma routine et une fois arrivé au travail, je me suis rendu compte de la tournure que cela a pris.»-G. Mirambeau.
C’est quoi Petrocaribe?
Petrocaribe est une alliance pétrolière de nombreux États des Caraïbes, lancée le 29 juin 2005 à Puerto La Cruz, au Venezuela, pour acheter du pétrole à des conditions de paiement préférentiel.
Le système de paiement permet l’achat de pétrole à la valeur du marché de 5% à 50% à l’avance avec une période de grâce de un à deux ans; le reste peut être payé au moyen d’une convention de financement de 17 à 25 ans avec un intérêt de 1% si les prix du pétrole dépassent 40 $ US, le baril.
Il y a un total de 17 membres. Haïti n’avait pas été initialement invité aux pourparlers car le Venezuela ne reconnaissait pas son gouvernement d’alors, Jean-Bertrand Aristide. Le pays a finalement rejoint l’alliance en avril 2006, après l’entrée en fonction du président nouvellement élu René Préval.
Et depuis, Port-au-Prince a amassé 3,8 milliards de dollars qui devaient servir à des actions de développement. Peu de choses ont été faites, pour ne pas dire rien.
Nada. Et ce, tout le monde, même ceux qui se sont succédés au pouvoir de 2006 à aujourd’hui, ne peuvent fournir d’explications claires à la question simple et fondamentale du citoyen Gilbert Mirambeau: «où est passé l’argent? »
Après avoir envahi les réseaux sociaux comme une traînée de poudre, la question a explosé dans les rues lors d’une première manifestation, le 24 août dernier, devant les locaux de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratifs (CSCCA), à Port-au-Prince, à laquelle l’initiateur de la question a participé. La CSCCA est le tribunal administratif de l’État, chargé d’enquêter sur la gestion des autorités établies.
Et toutes les grandes villes du monde dotées de diaspora haïtienne s’embrasent et s’épongent de la même question: New York, Paris, Montréal, Miami entre autres demandent « où est passé l’argent? »
Devant la tournure et l’ampleur que prend sa question, Gilbert Mirambeau se dit « très content ». Mais il refuse toute paternité du mouvement et ne souhaite pas lui donner une couleur politique.
«Moi, je suis un citoyen apolitique, totalement. La politique ne m’intéresse pas. Je suis un citoyen concerné, engagé…oui. J’espère que ce mouvement citoyen continue de grandir », précise le jeune cinéaste.
« Tout le monde est d’accord sur quelque chose : on ne veut plus de la corruption, plus de cette impunité, on veut la justice dans le pays », renchérit-il.
En une quinzaine de jours, sa question est devenue internationale. La presse internationale à grand tirage s’empare du sujet. RFI, Radio-Canada et plusieurs médias aux États-Unis en font des gros titres.
Ébranlée, la classe politique tente maladroitement parfois de récupérer le mouvement, sans succès. D’autres sont forcés d’intervenir publiquement soit pour se dédouaner en attendant une enquête judiciaire ou de positionner dans le camp de la bonne question : où est passé l’argent?
Enex Jean-Charles, un des anciens premiers ministres qui a eu à gérer ces fonds a appelé, dans une vidéo mise en ligne, les jeunes à poursuivre avec la question « tout en évitant de salir certains noms sans raisons .»
Jean-Max Bellerive, le premier qui a eu à traiter cette affaire sous le rège de René Préval (décédé le 3 mars 2017) dit attendre de passer devant la justice avec ses preuves de bonne conduite.
Mais en attendant, en entrevue à Le point sur les ondes radio Métropole, M. Bellerive renvoie la balle dans le camp de Laurent Lamothe qui lui a succédé à la primature.
Michel Martelly réagit
L’ancien président Michel Martelly joint sa voix à celle de la jeunesse pour demander une enquête sérieuse. Il dénonce toutefois le caractère « futile » du mouvement citoyen.
Michel Martelly dit soupçonner certains secteurs qui seraient derrière cette mobilisation sans offrir trop de détails.
En entrevue, en marge du Festival Laborday, à New York, L’ancien chef de l’État s’en est pris à tout le monde en dénonçant une longue chaîne de corruption à travers le pays.