Haïti et ses radios «mille collines»
Nous sommes au mois de juin 2019 et je suis à Port-au-Prince pour un séjour d’une dizaine de jours. Je jongle avec un bouchon, une chaleur suffocante, des klaxons, des cliquetis de bouteille de rafraichissants et des stations de radio à fonds la caisse dans un centre-ville qui fourmille de plus de petits marchands que d’acheteurs.
Une guerre de décibels entre des émissions de débats, d’opinions se livre. « Des grosses voix », comme dirait Frantz Duval, rédacteur en chef de Le Nouvelliste et président de l’Association nationale des média haïtiens (ANMH), crachent de la politique dans l’air. Rien d’autres.
Des éditions de nouvelles font aussi la promotion, sans le savoir, de la célébration du premier anniversaire du « 6,7 et 8 juillet 2018 », le premier grand soulèvement populaire ayant ébranlé le pouvoir en place.
Des meneurs politiques de ce mouvement indiquent non seulement le lieu de rassemblement, signifient le parcours, dictent les mots d’ordre d’un tel mauvais ton que l’on présage une hécatombe pour les dirigeants.
À chacun sa radio
À Port-au-Prince, la capitale, la bande FM est saturée. On en compte plus de 70 fréquences. En région, les antennes poussent comme des champignons. Chaque député, chaque sénateur détient une radio qui sert d’outils à sa réélection éventuelle.
Certaines de ces stations, comme Radio Zenith, laissent penser à la Radio nationale d’Haïti (RNH). Ce medium d’État, censé être un de service public, a pour coutume de ne laisser même pas une minute à l’opposition pour égrener ses critiques.
À écouter Radio Zenith pendant cette dizaine de jours, elle fait penser à une sorte de « Radio nationale de l’opposition.»
La polarisation médiatique est consommée.
Une féroce guerre de propagande à la Joseph Goebbels (dirigeant du ministère de l’Éducation et de la Propagande dans l’Allemagne nazi), spécialiste des techniques modernes de manipulation des masses, se mène actuellement en Haïti pour gagner l’opinion publique. Mais pas l’intérêt public
Un média d’État, dans la vision de Goebbels, suppose que le médium diffuse uniquement le point de vue de l’acteur du spectacle politique et «les journalistes de ces organes sont ramenés au rang de fonctionnaire de l’État.» Ou de l’opposition, faudrait-il ajouter.
Comme le mentionne Noam Chomsky dans « Une démocratie pour spectateurs, 2000 », « la propagande est à la société démocratique ce que la matraque est à l’État totalitaire »
Pas moins d’une dizaine de programmes politiques ou de libre tribune se font une bataille de l’odomètre tous les jours, notamment le samedi matin. Les animateurs balancent en ondes des noms de politiciens, d’hommes d’affaires, de fonctionnaires de l’État, sans ménagement. Un peu comme des ballons d’essai ou de chantage.
Ces derniers, à leur tour, sont invités à se défendre, à en accuser d’autres, à héler leurs positions dans une ambiance de vrai boucan, sans filet, sans un sens éthique, ni responsabilité.
La jungle médiatique.
La plupart des dirigeants de média optent pour ce qu’ils appellent « l’autorégulation » de l’espace. Le président de l’ANMH, lors de son passage à l’émission « Le point » l’été dernier sur les ondes de Radio Métropole, dit espérer que « ces organes finiront par tomber de part eux-mêmes ».
Pourtant, dans la plupart des pays au monde, les médias et les journalistes adoptent des codes qui régulent leur fonctionnement. Le Code des rédacteurs en chef américains (ASNE), de 1975, stipulent : « le but premier de recueil et de la diffusion des nouvelles et des opinions est de contribuer au bien-être général en informant les gens afin de se former un avis sur les grandes questions.
Pour la Charte française de 1918, « le journaliste doit assumer la responsabilité de tout ce qui est publié sous sa signature ou avec son consentement »
La Déclaration de principes des rédacteurs en chef aux USA (1975) va jusqu’à souligner que « les éditoriaux, les articles d’analyse et les commentaires doivent soumis aux mêmes normes d’exactitude factuelle que les comptes rendus d’actualité.»
Sans nétiquette, les journalistes sont libres surtout de bidonner sans conséquence aucune. Dans ce pays, les journalistes ne dénoncent pas leurs confrères pour les fautes graves commises dans la profession.
À travers le monde, des scandales journalistiques, relevant soit de la désinformation pure et simple, soit d’articles bidonnés ou de bévues de presse sont réprimés avec la dernière rigueur afin de s’assurer d’une crédibilité aux yeux du public.
- Affaire des Irlandais de Vincennes (1982)
- Affaire des charniers de Timişoara (1989)
- Affaire des couveuses au Koweït (1990)
- Affaire Tuvia Grossman lors de la Seconde Intifada.
- Affaire Plame-Wilson, à propos du scandale du Nigergate, entraîne de nombreuses conséquences aux États-Unis.
- Jack Kelley, journaliste à USA Today, Prix Pulitzer, qui démissionne en mars 2004 après avoir été accusé d’avoir bidonné un certain nombre d’articles.
- Alexis Debat, consultant français à Washington DC, qui démissionne d’ABC News et de la revue The National Interest, après avoir été accusé d’avoir bidonné des interviews publiées en France par la revue Politique internationale.
- André Ullmann, journaliste français travaillant pour les services secrets du Bloc de l’Est durant la guerre froide, écrit des faux articles au sujet de Victor Kravtchenko à l’origine d’un grand procès en 1948.
- Patrick Poivre d’Arvor réalisant un interview truqué avec Fidel Castro en 1991.
- Stephen Glass, journaliste au New Republic, renvoyé en 1998 pour bidonnages.
- Jayson Blair, journaliste au New York Times, ayant démissionné en 2003.
- Judith Miller, journaliste au New York Times qui a colporté le mythe selon lequel l’Irak de Saddam Hussein détenait des armes de destruction massive, prétexte de la guerre en Irak.
La violence des ondes
En Haïti, les micros sont sans filet. Les propos sont rarement censurés en ondes. Comme ces appels à la violence, au « déchoquage » à la manière de 1986 lancés par André Michel, avocat au Barreau de Port-au-Prince.
Cette année-là, un grand soulèvement populaire a fait basculer le pouvoir de Baby doc (Jean-Claude Duvalier) après avoir régné avec son père Papa doc (François Duvalier) pendant près de 30 ans. Leur milices, les macoutes, ont été tués, brulés vif parfois, leur maison pillées; un vrai carnage.
Ces harangues de Me Michel font penser à Valérie Bemeriki, cette ancienne journaliste de la Radio et télévision libre des mille collines (RTLMC) au Rwanda. Elle appelait « les vrais Rwandais » (les Hutu) à « éradiquer les cancrelats » (les Tutsi), entre le 8 juillet 1993 au 31 juillet 1994.
Cette radio a joué un rôle important durant le génocide au Rwanda qui a fait 800 000 morts
Et en Haïti où la parole à la radio est considérée comme la parole de Dieu pour un peuple aussi auditif, souffler sur des braises politiques pourrait amener à des violences encore plus graves que celles à laquelle on assiste actuellement.
Les radios, ont une responsabilité énorme dans le maintien de la paix en contexte politique aussi survolté
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4 Comments on “Haïti et ses radios «mille collines»”
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On a un pouvoir corrompu qui tue sa population qui revendique une vie meilleure, voila un article qui joue l’équilibriste et qui ose faire la leçon aux radios qui decident d’accompagner cette population qui est dans la. Ça donne de la nausée.
Ps. N’éliminez plus mon commentaire. Vous faites ce que vous reprochez aux autres médias.
Qui a éliminé votre commentaire?
On ressens toute la violence de vos propos. Mais, nous nous demandons si vous avez bien lu. Il s’agit d’un article scientifique sur les médias en Haïti et qui analyse une situation dans sa globalité. Il n’y pas là-dedans de prise de position.
Cet article est très intéressant car, cela prouve une fois de plus que trop d’informations tuent l’information. Malheureusement, le phénomène de la multiplicité des médias depuis l’ère des radios par internet n’est pas simplement présent qu’en Haïti mais un peu partout sur le globe, même dans les pays développés.
En revanche, n’aurait-il pas mieux valu d’éviter de prendre en exemple le carnage de 1986 à propos des « Tontons Macoutes » ? En aucun cas, on doit essayer d’occulter le fait qu’eux-même n’ont fait que commettre des carnages partout dans le pays pour asseoir le pouvoir du règne diabolique des deux Duvalier pendant 32 ans. Un devoir de mémoire l’exige, ne serait-ce que pour le respect de leurs victimes. A mon sens, c’est plutôt le génocide des Duvalier qui est à comparer avec celui du Rwanda. Il serait temps que les Haïtiens prennent bien conscience que ce fut rien d’autre qu’un génocide qui a été réellement commis par les Duvalier car, un génocide n’est pas déterminé uniquement par le nombre de morts mais aussi par ses causes etc. A observer toutefois, la différence qu’au Rwanda ces faits ont été commis sur une courte période soit de 1993 à 1994 et qu’on a pu chiffrer le nombre de morts, tandis qu’avec les Duvalier, c’est sur une longue période soit de 1957 à 1986 et on ne connait toujours pas le nombre d’Haïtiens assassinés par les Duvalier. Il faut espérer qu’on arrivera à répertorier un jour, le nombre de victimes du système diabolique des Duvalier ; ne serait-ce que pour l’histoire et pouvoir aussi leur rendre hommage.