Haïti et sa presse passoire
« C’est un pays où chaque fois que quelqu’un veut détruire un autre, un soir, il dit : bon demain matin je vais le détruire. Et du coup, il prend les ondes à la radio et en une journée, il t’élimine, il assassine ton caractère », se plaint le chef de l’État haïtien du fonctionnement des médias, de la presse ou encore du journalisme dans la société haïtienne d’aujourd’hui.
« Ils ont invalidé ma première élection avec des mensonges », renchérit Jovenel Moïse qui est d’ailleurs l’autorité de nomination du directeur du Conseil national des télécommunications (CONATEL), l’équivalent du CRTC (Conseil de la radio et de la télédiffusion canadienne). Le CONATEL est censé réguler le secteur en Haïti.
Autant dire que lorsque le premier citoyen d’un pays n’est pas exempt des dérives d’une presse qui exerce son « 4e pouvoir » sans contrôle et sans discernement, le plus simple des citoyens dans cette société doit être plus que mal servi.
« On a appris dans ce métier que l’on doit vérifier une information au moins deux fois avant de la diffuser, et bien ici, certaines personnes la diffusent et annoncent à leur auditoire qu’ils vont vérifier », déplore mon collègue Valéry Numa lors d’un échange avec lui sur la situation et l’état du journalisme en Haïti depuis que j’ai quitté, il y une quinzaine d’années.
On inverse la marmite des techniques journalistiques et principes qui régissent ce métier depuis des décennies. L’objectivité fait place à la subjectivité avec des leaders d’opinion qui pullulent. Dans ce pays, des noms, tirés des chapeaux d’animateurs d’émission de débat, sont balancés tous les jours en ondes en lien avec toute sorte d’affaire.
Ces cubicules de studio sont devenus des tribunaux d’exception où l’on règle des comptes comme dans une sorte de jungle médiatique sans aucune intervention de l’État à travers le CONATEL ou de la corporation elle-même.
La sélection
Tout passe et sans filet, sans « gate-Keeper), gardien de but dans une traduction littérale et que dans le métier, les journalistes appellent le « sélectionneur ». C’est le journaliste David Manning White qui fait entrer dans le jargon, dès 1949, cette définition du sociologue Kurt Lewin.
Ce dernier montrait que la diffusion de nouvelles dépendait du fait que certaines filières de la communication fonctionnaient comme des « portes ». « Ces portes sont gouvernées soit par des règles impartiales, soit par des sélectionneurs et que, dans ce derniers cas, un individu ou un groupe possède le pouvoir de décision entre le ‘’dedans’’ et le ‘’dehors’’ », dit-il dans Channels of group life, Humans relations.
Autrement dit, les journalistes traduisent l’analyse sociologique de Kurt Lewin par le dilemme du président qui a mordu son chien versus un citoyen qui a mordu son chien. Il est à déterminer ici lequel de ces deux faits posés par deux citoyens d’un même pays, dans une même société, est d’intérêt public.
Car, les deux sont considérés comme démentiels. Mais lorsqu’on a un fou de président à la tête d’un pays, c’est toute la société qui court un danger extrême. Mais un citoyen quelconque qui mord son chien, ou son chat à la limite, est tout simplement bon pour l’asile. Fin de l’histoire.
L’éthique
Soyons clair, les journalistes ont une part de subjectivité qui est naturelle chez tout être humain. Mais comme dit le philosophe allemand Jürgen Habermas (1978) « dans la mesure où l’information participe, au premier chef, au processus de construction sociale de la réalité, les journalistes se trouvent par la force des choses à jouer un rôle primordial dans le processus de constitution du sens, donc dans l’exercice de la liberté », dans l’espace public.
Plus loin, Habermas, pour faire contrepoids au problème de subjectivité qui caractérise l’« être humain journaliste » fait appel à l’éthique comme « principal, sinon l’unique fondement moral de l’espace public ». Autrement, tout ce qui est socialement acceptable en société.
Dans « Glissement et responsabilité », conclusions de son étude sur l’« Éthique de l’information. Fondements et pratiques au Québec depuis 1960 », Armande Saint-Jean fait ressortir toute la réticence et la résistance même des professionnels de la presse par rapport à cette question.
« Les journalistes ont tendance à dramatiser les conséquences qui découleraient de l’établissement d’un code d’éthique qui fixerait les balises de l’activité journalistique et dont les effets seraient contraignants tant pour les individus que pour les organisations ».
S’il y a une chose que les journalistes n’aiment et ne font pas, c’est l’autocritique.
C’est souvent la mort dans l’âme que les médias publient un erratum, lorsque se glisse une erreur quelconque dans une publication.
Entendre récemment, le citoyen Kerby Lindor du Mouvement universitaire paysan, dénoncer avec raison, le fait que la presse haïtienne, ma presse, soit devenue une passoire, un organe de promotion de mensonge, de diffamation, de jugements médiatiques expéditifs, de construction politique de n’importe quel pied m’enlève une bonne partie de ma fierté.
M. Lindor en appelle à une sélection plus rigoureuse de ce que la masse résonne en vue de la guider vers des horizons plus prospères et des modèles plus représentatifs. Vers qui le commun de la société devrait tendre.
Sinon le spectateur, surtout dans un monde dominé par les réseaux sociaux, «a en main cette arme meurtrière qu’est la télécommande ou le bouton de la radio », souligne André Pratte, ancien éditorialiste de La Presse et aujourd’hui sénateur canadien, dans « Les oiseaux de malheur. Essai sur les médias d’aujourd’hui »
Car ne pas filtrer toute ce boucan haïtien où tout le monde sait tout et dit tout sur tout le monde dans une logique de « bamboche médiatique» c’est assassiner à petit feu, à petite dose toute une génération qui va réaliser, dans sa tête, une construction biaisée d’un espace public où tout le monde mord son chien finalement.
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One Comment on “Haïti et sa presse passoire”
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C’est juste une presse anarchiste dans une société anarchiste!
La loi, les principes, les normes, le droit sont foulés au pied purement et simplement.