Profilage racial: des délais bloquent l’accès à la justice
Même si «la faute est admise par les policiers de la Ville», de nombreuses victimes de profilage racial finissent par perdre leurs causes devant les tribunaux en raison de délais excessifs (jusqu’à 88 mois), dans les enquêtes menées par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ).
C’est ce que soulignent au moins trois jugements récents dont l’affaire Amal Asmar, une femme d’origine musulmane, interpellée et amendée (de plus de 1000 dollars) pour «mauvais usage de bien public et bruit» par deux policiers du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM)alors qu’elle prenait son aise sur un banc au centre-ville le 4 février 2010.
« La Ville reconnait que les conditions de l’arrestation sont abusives », note la juge Doris Thibault dans son jugement daté du 2 août 2019. N’empêche que le SPVM ait présenté, 7 ans et trois mois après les faits, une demande en rejet de la cause, accueillie d’ailleurs par le tribunal.
« De toute évidence, il ne s’agit pas là d’un accès à la justice particulièrement efficace », écrit la juge évoquant la question de délai.
«Il importe de rappeler que la Commission a le devoir de d’assurer que le processus d’enquête se déroule avec diligence, efficacité et célérité.», ajoute la juge Thibault.
En fait, dans le cas de Mme Asmar, l’enquêtrice de la Commission avait, « de façon unilatérale», suspendu l’enquête sous prétexte qu’elle attendait un jugement en déontologie contrairement au directives. Elle part ensuite à la retraite, ce qui a eu pour effet de faire traîner en longueur l’affaire.
«L’accès au tribunal dépend essentiellement de la CDPDJ qui joue un rôle de filtrage. Mais si la Commission joue mal ce rôle là, les victimes n’ont plus de recours », se désole Fo Niemi du Centre de recherche action sur les relations raciales (CRARR).
En plus de Montréal, Repentigny, Longueil présentent également des requêtes en rejet par devant les tribunaux pour cause de temps trop long entre les plaintes et l’introductionn de l’affaire par devant les tribunaux.
Outre l’affaire Asmar, celle de Djames Févry attire tout autant l’attention. Cette cause qui « soulève de graves allégations de profilage racial », selon le juge Mario Gervais, remonte au 11 mars 2012. L’intéressé porte plainte le 7 juin de la même année.
Or, la CDPDJ a attendu jusqu’au 20 décembre 2018 pour notifier une demande introductive d’instance par devant le tribunal.
« La qualité des témoignages des acteurs et témoins des faits en litige ne peut qu’en être affectée par les délais encourus » font valoir la Ville et le SPVM devant le tribunal pour justifier leur demande en rejet.
Dans les différents jugements prononcés avec la question de délai en toile de fonds, les juges prennent la peine de regarder les jurisprudences en la matière et analysent clairement le temps encouru.
Ce que dit la Cour suprême sur la question du délai
Autre cas de jurisprudence évoqué par le tribunal pour accueillir la demande en rejet de la Ville de Montréal et du SPVM
Le CRARR fait des représentations et écrit aux différents ministres de la Justice du Québec depuis sous le règne des libéraux pour les sensibiliser sur la question du délai. De Stéphanie Vallée (PLQ) à Sonia Lebel (CAQ), rien n’a bougé.
« Je crois qu’il y a une certaine complaisance de la part des autorités gouvernementales face à ces délais » conclut M. Niemi.
Hausse des plaintes
La CDPDJ dit se prendre la tête avec la question et annonce une série de mesures correctives comme des « mises à jour statistiques régulières »
Concernant ce que la Commission met en œuvre pour réduire ses délais, il y a plusieurs choses dont certaines d’entre elles ont une dimension plus systémique, dit-elle.
« Comme vous le savez peut-être, nous avons récemment mentionné devoir composer avec une augmentation de 20% des requêtes de la population en un an. », écrit Sébastien Otis en réponse à un courriel du journal
Cette croissance, combinée au souci de réduire les délais, nous a amenés à mobiliser plus de ressources à la recevabilité, afin de déterminer plus rapidement si les plaintes doivent faire l’objet ou non d’une enquête plus approfondie.
De plus, nous avons procédé à l’embauche de personnel supplémentaire aux enquêtes. Cet élément aura un impact important dans la réduction des délais.
Sur un autre registre, une priorité a été accordée au traitement des dossiers complexes dont le délai de traitement dépasse ce que prescrit notre déclaration de services aux citoyens.
Plus particulièrement, ce sont les dossiers de plus de 36 mois qui sont ciblés.
Enfin, nous travaillons actuellement à la mise sur pied d’une plateforme de plainte en ligne.
Cette mesure permettra aux plaignant/e/s de compléter plus rapidement et de manière plus complète leur requête.
Il a dit
« C’est un système qui ne garantit pas aux justiciables, aux victimes de discrimination, l’accès à la justice. C’est un système qui peut garantir des emplois bien rémunérés à certaines personnes »– Fo Niemi